jeudi 17 novembre 2011

18.


 
J'aime pas ce côté de moi, je vous raconte ma vie, mais je ne vois pas comment je pourrais m'exprimer sans tirer exemple de ma propre expérience. J'aimerais  sincèrement vous parler non pas dans l'optique de dire que je connais les choses parce que je les ai vécues, mais pour simplement partager un point de vue dont il me serait agréable de recevoir des avis, ou des apports.  Je suis française, et je suis née en sol français, ma culture et ma conception du monde sont issues de ce territoire, que je le veuille ou non. On grandit avec des codes, une éthique, un langage. Dans l'exemple,  j' avais une vision des relations sociales/humaines totalement schématisée, classique et hiérarchisée, peut être parce que très tôt on est confronté aux institutions, aux rôles, aux politesses. Je n'avais jamais connu le partage humain avec des inconnus, car ça ne se fait pas ici. Avant d'aller en Roumanie, j'étais encore imprégnée de cette mentalité, mais après seulement une journée posée là-bas, j'avais changé.  Je suis arrivée dans une ville en ruines, où des fils électriques sortaient  des trottoirs, où des chiens maigres mangeaient les ordures. Beaucoup de gitanes, à jupes longues, pieds sales, et nœuds sales dans les longs cheveux noirs portant leurs enfants en bandoulière en demandant aux passants quelques pièces, des vieux vivant dans les gares, aussi des putes qui se les gèlent sur le trottoir. Je ressentais un peu d'angoisse au début d'être là, parce qu'il y avait quelque chose de l'ordre du chaotique qui m'était totalement étranger. Je n'avais jamais vu un monde sans abondance, et tant qu'on ne le voit pas, on peut pas s'imaginer combien c'est éloigné de nous, de nos propres préoccupations. Mais au final, ce n'est même pas ça qui m'a le plus marqué. Ce serait davantage la façon aimable et chaleureuse avec laquelle les gens nous y ont traité. J'aimerais simplement vous raconter quelques petites histoires pour vous montrer ce que je veux dire, car je ne pense pas que du blabla élogieux serait plus significatif. Par exemple donc, une nuit que nous (moi et mon amour) revenions de Brasov dans l'ouest du pays, nous arrivâmes en gare de Buccharest  aux alentours d'1h du matin, et nous devions repartir vers le nord cinq heures plus tard. Nous n'allions pas prendre une nuit d'hôtel juste pour quelques heures, et tous les bars étaient fermés. On a donc pris la décision de dormir sur un banc de la gare, dans nos sacs de couchage. C'était impossible de dormir, il faisait trop froid, et y avait pleine lumière. Un vieil homme est venu nous demander des sous, et comme nous n'avions pas un copec on lui proposa de manger nos gâteaux. Le monsieur est resté avec nous, c'était un ancien professeur de philosophie à la « retraite » qui n'avait pas de quoi se payer un logement. Il avait un sourire édenté, et le crâne presque chauve. Il portait un vieux paletot des temps héroïques et des mitaines. Dans le temps il était allé en France, d'ailleurs il parlait un peu français, car avant les années 80, c'était une obligation de savoir le parler. Il commença à nous parler de Dieu, de nous dire qu'on était tous connectés, et que c'était cela qui rendait la vie belle. Il avait un sourire qui le sublimait, quelque chose de bon dans le regard. Quand il vit que j'avais froid, alors qu'il se les gelait lui-même, il me tendit son gros manteau qui le rendit presque sans protection en déclarant : Quand fille froid en Roumanie, même si misère, toi donner manteau pour qu'elle  ait chaud. » Je sentais bien que ce sentiment d'être heureuse était cynique et paradoxal quelque part, parce que moi là je m'enthousiasme alors que ce type est encore à crever la dalle, et que c'est d'ailleurs par remerciement pour la nourriture qu'il est resté avec nous.  C'est être bourgeois-bohème, et avant la roumanie, je n'avais pas réalisé combien je l'étais vraiment. Cependant, même si sur le coup, mon bonheur devait résider grâce à quelque facteur du genre, je peux dire qu'aujourd'hui,  j'en parle non pas pour le symbole, mais pour dire qu'on est pas déterminé par notre milieu social, et qu'on peut évoluer, exister selon ce qu'on veut vraiment.  En comparant ma vie à celle d'une autre que j'aurais pu être, dans un autre pays, dans une moins confortable situation, à prendre du recul en somme, j'ai mieux estimé ma chance et le bonheur d'être ici. Et j'admire, au plus profond de moi, ces gens qui survivent, à la force des tripes.
 
Nous avons aussi rencontré une propriétaire de gîte qui nous prenait pour ses gamins, s'inquiétait de ne pas nous voir rentrer, nous prenait dans ses bras. Un jeune roumain qui se rêvait français et qui aurait tout donné pour rentrer avec nous. Deux anciens nazis, qui n'avaient plus de famille en Allemagne. De vieilles dames ridées énigmatiques, immobiles, vêtues de noir et voilées. Un policier qui a téléphoné avec son propre forfait les hotels de sa ville pour nous permettre de dormir car il était très tard dans la nuit. Une gitane qui avait les plus beaux yeux du monde tant ils étaient rieurs et bons. L'apport n'est pas seulement dans le coeur, il est aussi dans les yeux. Toutes ces images n'ont rien d'ordinaire dans cette société qui se déshumanise de plus en plus. Dans les hotels là bas par exemple, nous n'avions pas obligation de payer à l'avance comme en France, d'être surveillé,  méfié, il y avait de la confiance. Et cette confiance, j'ai bien l'impression qu'ici elle est perdue. Genre la dernière fois à Paris dans le métro, je suis parvenue à m'asseoir dans un wagon bondé. Je vois cependant qu'il y avait une vieille femme debout, c'est pourquoi naturellement je lui ai proposé ma place. La Dame semblait mortifiée: Que me veut elle? Elle veut voler mon sac? Elle est sacrément brune et porte une jupe longue, terroriste? - Je me sentais complètement idiote, et estomaquée. Je viens de la province moi, et je vous trouve tous fous. En Roumanie, je ne sais pas pourquoi, ça n'avait rien à voir, y avait peut être pas tout le luxe d'ici, mais y avait une vie riche et puissante. Je voudrais tellement y retourner, ça me manque cette familiarité avec les gens, cette facilité de se lier, de parler vraiment. En France, les gens se donnent trop d'importance, et font de l'indifférence un snobisme. Enfin, je ne sais pas si vous êtes déjà allé dans un pays où la culture vous était totalement étrangère, mais si c'est le cas, j'espère que vous avez vécu comme moi, cette sensation de pouvoir se perfectionner, et mieux comprendre la beauté du monde. 
 


Goran Bregovitch-In the death car

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